Le prosaïsme en poésie

Tout, sauf une chose, contribue au prosaïsme de ces « poèmes » (sur la couverture est indiqué le genre « poésie-fiction ») ; prosaïques, ils le sont par leur contenu (chacun est un mini-roman ultra-court, cruel et violent), leur ton (un cynisme froid et clinique, sans aucune faille), leur totale absence de lyrisme, dans tous les sens du terme (et cela même si le je est omniprésent !), leur rhétorique neutre (dénuée de toute figure, métaphorique ou autre), leur syntaxe (une simple phrase ou deux).

Si par ailleurs ils manifestent une réelle et visible intention poétique, c'est surtout par leur forme, brève, régulière (à chaque fois trois strophes de quatre vers très brefs) et marquée d'un travail sur le vers qui, après plusieurs décennies d'expériences formelles, constitue, comme l'option du prosaïsme, un des acquis sur lesquels se fonde essentiellement cette poésie.

On pourra toujours se poser la question : en quoi est-ce de la poésie ? Avant tout par la forme, donc. La démarche, dans sa simplicité, est claire : qu'il le veuille ou non, la forme versifiée et frontalement visuelle impose au lecteur la poéticité revendiquée de ces textes anti-lyriques ; un coup de force, qui n'est plus neuf, le contraint à prendre cette écriture pour de la poésie : c'est du vers, et pas le vers libre standard.

Mais, plus subtilement, l'omniprésence de la première personne se pose évidemment comme une citation critique permanente de la poésie lyrique du sujet, et la nature strictement imaginaire de tous ces mini-récits renvoie directement à la fictionnalité réelle ou potentielle de tout poème lyrique. Et l'on ne pourra nier qu'ici comme ailleurs le poète exprime quelque chose, jusque dans le ressassement d'une thématique obsessionnelle et ludique à la fois (et dans la présence constante des mêmes figures paternelle, maternelle et filiale).

Enfin, ces textes sont poétiques par le travail sur la diction, subséquent à la forme : le découpage en vers très courts introduit le temps dans la prose de la phrase, la pause, l'arrêt sur le détail de l'horreur. Dans toute poésie fondée sur le vers, le retour à la ligne qui le définit oblige la lecture à ralentir, à tenir compte des mots et des choses décrites ou évoquées ; un rythme s'instaure, qui introduit le temps dans le texte et dans l'expérience du lecteur. C'est donc surtout ce retour à la ligne, mécanique mais savamment dosé qui, à la fois, transforme chacune de ces phrases en un mini-roman et en fait de la poésie.

En somme, des poèmes extrêmement formatés qui seraient à mi-chemin entre les haïkus japonais, pour la brièveté et le découpage, mais en moins « poétique », et, pour la brièveté à nouveau, mais aussi le cynisme froid de la narration, les nouvelles en trois lignes que Félix Fénéon publia en 1906 :

Elle tomba. Il plongea. Disparus.

Mlle Paulin, des Mureaux, 46 ans, a été saccagée, à 9 heures du soir, par un satyre.

Une machine à battre happa Mme Peccavi. On démonta celle-là pour dégager celle-ci. Morte.

Derrière un cercueil, Mangin, de Verdun, cheminait. Il n'atteignit pas, ce jour-là, le cimetière. La mort le surprit en route.

C'est au cochonnet que l'apoplexie a terrassé  M. André, 75 ans, de Levallois. Sa boule roulait encore qu'il n'était déjà plus.

 

Gérald Purnelle
Mars 2009

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Gérald Purnelle est docteur en Philosophie et lettres, philologue classique de formation. Ses recherches actuelles à l'ULg ont pour principal objet la métrique, l'histoire des formes poétiques et la poésie française des XIXe et XXe siècles.

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