Elmore D, de la dialectologie au blues d’aujourd’hui
Grandiveus
Grandiveûs est un album résolument plus folk que les précédents. Plus arrangé et plus accessible aussi. En témoigne la très jolie première plage de l'album, Li rawète. Daniel Droixhe - qui déclare avec sa modestie caractéristique être un mauvais guitariste soliste - avoue avoir laissé sur Grandiveûs plus de place à ses musiciens à propos desquels il ne tarit alors pas d'éloges. Et c'est vrai qu'il sait s'accompagner, Elmore D, à commencer par son fils Gilles, et Lazy Horse à la guitare, Big Dave à l'harmonica, Hein Koop au piano et Daniel Willem au violon, parmi d'autres non moins talentueux. Les compositions de Grandiveûs ont vu le jour à une époque où Daniel Droixhe prenait ses distances vis-à-vis d'un blues actuel souvent entaché de redites : le blues que j'ai toujours aimé, celui des années 20-30, est plus riche, plus exigeant et à la fois plus inventif. [...] À l'époque où j'ai commencé à composer l'album, je me suis intéressé un peu plus au skiffle anglais, l'adaptation anglaise du blues dans les années cinquante, plus engagé du point de vue politique. Un engagement dans lequel Daniel Droixhe se retrouve avec des textes comme celui de Bondjoû Walonîye, petit manifeste d'indépendantisme dont Daniel Droixhe se revendique.

C'est que Daniel Droixhe peut en effet parfois porter un regard critique sur notre culture et notre société, regrettant souvent − même s'il s'était promis de ne plus le dire − l'absence d'infrastructures ou d'outils modernes pour la promotion du patrimoine culturel wallon ou tout au moins le déni perpétuel d'une certaine culture wallonne jugée trop peu académique. C'est ainsi qu'il a longtemps défendu le théâtre de marionnettes en wallon. La disparition progressive de salles où jouer le blues en Wallonie fait aussi frémir Daniel Droixhe, mais c'est sans doute ce mouvement − amorcé il y a bien longtemps déjà − de mise au placard et de « ringardisation » de la langue wallonne qui le touche le plus. Un phénomène qu'il ne ressent paradoxalement pas en Flandre : J'ai joué énormément dans les Flandres et je n'ai jamais eu de problème communautaire, de sorte que je fais souvent une partie du répertoire en wallon là-bas et des chansons en anglais, comme je l'ai toujours fait.

Et en effet, les quelques a priori que l'on pouvait avoir avant la découverte de la discographie d'Elmore D sont bien vite balayés au fil des écoutes des albums : s'y dévoile une musique de qualité qui dépasse de très loin l'anecdote régionaliste. On finit presque naturellement à adhérer à l'association peu banale du wallon et du blues. Et puis au fond, le blues n'est-il pas un chant du quotidien, ancré dans le réel ? En bon fan du XVIIIe siècle, Daniel Droixhe préfère d'ailleurs parler de lui comme d'un chanteur de rue plutôt que comme un artiste institutionnel.

Mais au-delà de la musique, c'est un homme fascinant qui gagne aussi à être connu : passionné, engagé, plein d'humour, et précurseur dans bien des domaines  − c'est lui, par exemple, qui a contribué à la création d'un cours d'histoire des musiques afro-américaines à l'ULg. Enfin, on espère beaucoup voir un jour diffusée une compilation des très nombreuses vidéos que Daniel Droixhe confie avoir rassemblées au fil des nombreuses prestations d'Elmore D. Une rencontre comme on aimerait en faire plus souvent.

Christophe Levaux
Mars 2009

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Christophe Levaux est musicologue. Il travaille comme chroniqueur musical ou rédacteur pour des firmes d'édition de disques. Mais son activité principale est d'être musicien du groupe pop-rock Malibu Stacy.

 

Quelques extraits de concert (Blues in Schoten) :



BONDJOÛ WALONÎYE

Bondjoû Walonîye,
N-a si longtimps,
Si longtimps qu'on s' ratind.
Poqwè r'mètans-gn' à d'min
Çou qui s' deût fé à l' fin?

Walons èt Flaminds,
N' louk'rît pus d' vins
D'vins l' cot'hê dè vwèzin.
Poqwè r'mètans-gn' à d'min
Çou qui s' deût fé à l' fin?

Tot-avå dj'ètind:
«N'èstans-gn' nin bin,
Divins l' pitite Bèljique?»
Èco fåreût-i dîre
Di qué costé on vike.

È l' cåve ås pèlotes,
Fåt apicî totes
Lès tchances èt lès-atotes.
Poqwè r'mètans-gn' à d'min
Çou qui s' deût fé à l' fin?

Divins lès gazètes,
Lès djins dè l' jèt' sèt',
Avou dès-årtisses,
Tos glètèt po l' payis.
C'èst todi pus-åhèye
Dè l' dîre dispôy Paris.

Mins qui va-t-on fé,
Dè l' bèle Brussèles,
Avou tos sès tunèls?
Bin! qu'èle dimeûre tèle quèle,
Ine grande toûr di Babèl.

Tot çou qu'èst podrî,
Poqwè n' nin l' lèyî
È fî fond dè grignî?
Poqwè r'mètans-gn' à d'min
Çou qui s' deût fé à l' fin?
  BONJOUR WALLONIE

Bonjour Wallonie,
Il y a si longtemps,
Si longtemps qu'on s'attend.
Pourquoi remettre à demain
Ce qui doit se faire à la fin?

Wallons et Flamands,
Ne regarderaient plus
Dans le jardin du voisin.
Pourquoi remettre à demain
Ce qui doit se faire à la fin?

Partout j'entends:
«Ne sommes-nous pas bien,
Dans la petite Belgique?»
Encore faudrait-il dire
De quel côté on vit.

Dans la cave aux épluchures,
Il faut saisir toutes
Les chances et les atouts.
Pourquoi remettre à demain
Ce qui doit se faire à la fin?

Dans les gazettes,
Les gens de la jet set,
Avec des artistes,
Tous bavent pour le pays.
C'est toujours plus facile
De le dire depuis Paris.

Mais que va-t-on faire,
De la belle Bruxelles,
Avec tous ses tunnels?
Ben! qu'elle reste telle quelle,
Une grande tour de Babel.

Tout ce qui est derrière,
Pourquoi ne pas le laisser
Tout au fond du grenier?
Pourquoi remettre à demain
Ce qui doit se faire à la fin ?
     

 

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