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La véritable histoire de la pomme de terre frite (1re partie)

16 février 2009
La véritable histoire de la pomme de terre frite (1re partie)

Depuis un article de 1985, on proclame que la pomme de terre frite a été inventée dans le Namurois au XVIIe siècle. Une enquête dans les documents historiques démontre que cette hypothèse n'est pas plausible. Alors où est-elle réellement  née ?

Dans le numéro du quotidien liégeois l'Express du 14 novembre 19001, un certain Bertholet (pseudonyme) lançait un débat qui taraude toujours les plus gastronomes d'entre nous. Quelle est la véritable histoire de la pomme de terre frite ? Si nos compatriotes se posent la même question depuis plus de cent ans, ils ne lui ont pas toujours apporté les mêmes réponses. En gros, trois pistes se firent jour.

Hypothèse d'une origine russe

La première piste nous renvoie directement à l'article de Bertholet. Le citoyen belge de 1900, nous apprend le journaliste, était plutôt enclin à attribuer la paternité du bâtonnet doré aux Russes. Pourquoi aux Russes ? Tout simplement parce que le paquet de frites dont on se délectait chaque année à la foire portait l'énigmatique nom de « russe ». L'auteur de l'article rectifia cette erreur trop répandue. Ce nom surprenant n'avait rien à voir avec l'origine présumée de la frite, mais bien avec Monsieur Fritz, célèbre forain du milieu du XIXe siècle, qui avait profité de l'immense vogue médiatique suscitée par la guerre de Crimée pour baptiser ses grands paquets de pomme de terre frite des « russes » et ses petits paquets des « cosaques ».2 Si les seconds ont rapidement disparu, les premiers ont fait fortune, si bien que 50 ans plus tard, tout le monde se promenait un « russe » à la main, sans savoir pourquoi il croquait des sujets du tsar.

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Photo © Jim Sumkay, No Comment (Musée en plein air ULg)

Hypothèse des réfugiés français

L'erreur était donc rectifiée. La pomme de terre frite n'était pas russe, malgré son nom. Dès lors, d'où provenait-elle ? Suite à une série d'articles parus dans Wallonia 3 et La Vie wallonne4 en faveur de la constitution d'une histoire de la pomme de terre frite, Marie Delcourt proposa une deuxième piste en 1961. La pomme de terre frite serait tout simplement venue de France, par l'intermédiaire des nombreux exilés du Second Empire.5 L'idée n'était pas neuve. Amédée Saint-Ferréol, un proscrit du Deux Décembre échoué à Bruxelles, avait édité en 1870 le récit de ses mésaventures en narrant, non sans humour, les déboires culinaires de ses compatriotes perdus dans une capitale nettement moins gastronomique que la leur :

« Les réfugiés, dont l'estomac s'accommodait moins de la décoction de Java [du café], même sucrée, que du faro, déjeunaient à l'estaminet avec du fromage ou des pommes de terre frites, mets que la proscription devait populariser en Belgique comme en Angleterre. »6

Georges Barral, le guide de Charles Baudelaire lors de son passage à Bruxelles en septembre 1864, semblait confirmer la version de Saint-Ferréol. En plein pélerinage sur les traces de Victor Hugo à Waterloo, Barral emmena Baudelaire dans le restaurant habituel de son mentor. Le verdict à propos de l'origine des frites était sans appel :

« À peine avons-nous terminé, qu'on met au centre de la table une large écuelle de faïence, toute débordante de pommes de terre frites, blondes, croustillantes et tendres à la fois. Un chef-d'œuvre de friture, rare en Belgique. Elles sont exquises, dit Baudelaire, en les croquant lentement, après les avoir prises une à une, délicatement, avec les doigts: méthode classique indiquée par Brillat-Savarin. D'ailleurs c'est un geste essentiellement parisien, comme les pommes de terre en friture sont d'invention parisienne. C'est une hérésie que de les piquer avec la fourchette. M. Joseph Dehaze que nous appelons pour lui transmettre nos félicitations, nous assure que M. Victor Hugo les mangeait aussi avec les doigts. Il nous apprend en outre que ce sont les proscrits français de 1851 qui les ont introduites à Bruxelles. Auparavant elles étaient ignorées des Belges. Ce sont les deux fils de M. Victor qui nous ont montré la façon de les tailler et de les frire à l'huile d'olive ou au saindoux et non point à l'infâme graisse de boeuf ou au suint de mouton, comme font beaucoup de mes compatriotes par ignorance ou parcimonie. Nous en préparons beaucoup ici, surtout le dimanche, à la française, et non point à la belge. Et comme conclusion à ses explications, M. Joseph Dehaze nous demande si nous voulons "récidiver". Nous acceptons avec empressement, et bientôt un second plat de "frites" dorées apparaît sur la table. À côté est une boîte à sel pour les saupoudrer comme il convient. Cette haute salière percée de trous nombreux fut une exigence de M. Hugo. » 7


 
1 L'Express, 14 novembre 1900, p. 1, col. 4, 5
2
Le Courrier de Verviers, samedi 6 octobre 1855, p. 3, col. 1
3
Wallonia, t. 9, 1901, p. 216, 217 ; t. 17, 1909, p. 298, 299 ; t. 18, 1910, p. 28
4
La Vie Wallonne, t. 35, 1961, p. 165, 166, 296, 297 ; t. 36, p. 61
5
La Vie Wallonne, t. 35, 1961, p. 166
6
Amédée St-Ferréol, Les proscrits français en Belgique ou la Belgique contemporaine vue à travers l'exil, première partie, Bruxelles, 1870, p. 85
7 Maurice Kunel, Cinq journées avec Ch. Baudelaire, propros recueillis à Bruxelles par Georges Barral et publiés par Maurice Kunel, Aux Editions de "Vigie 30", 1932, p. 77, 78

Quelques décennies plus tard, dans une publication de 1945, le peu flatteur journaliste Charles d'Ydewalle reprenait la théorie des proscrits en l'appliquant à toute l'histoire de la gastronomie belge :

« Heureusement, il y a les exilés. La gastronomie française ne s'est établie à Bruxelles qu'aux lendemains des grandes catastrophes. Le comte d'Artois en 1789, Cambacérès après Waterloo, Hugo après le Deux Décembre, tous amenaient avec eux des maîtres en gastronomie. Fuyant Paris menacé, des cordons bleus parisiens apportèrent, au lendemain de Sedan, les pommes frites et les hors-d'œuvre. »8

Sous la plume d'Ydewalle, les proscrits de 1851 ont laissé la place à ceux de 1870. Et nous pourrions dire beaucoup de choses à propos des hors-d'œuvre. Peu importe, oublions Sedan et revenons à nos préoccupations.

L'hypothèse des réfugiés français, celle-là même reprise par Marie Delcourt, est-elle plausible ? Si on se réfère au témoignage du mystérieux Monsieur Fritz, oui, car ce dernier a créé ses « russes » en 1854, soit deux ans après l'arrivée des proscrits du Deux Décembre. Mais si nous remontons le temps un petit peu plus loin, tout s'effondre. Car Monsieur Fritz, génial publiciste, a laissé de nombreuses traces sur son passage. En 1852, « le roi de la pomme de terre frite » nous apprend que son « établissement est beaucoup plus grand que les années précédentes et richement décoré »9, en 1849, il « a l'honneur de prévenir ses consommateurs de fritures qu'il ouvrira son établissement Sur-la-Batte, Marché-aux-Pommes, demain, pour la Foire de Liège »10 et en 1848, il annonce qu'il fera rouler, pas encore ses « russes », ni ses « cosaques », mais bien ses « omnibus » et ses « vigilantes » à 10 et 5 centimes. Inutile d'aller plus loin. Nous sommes trois ans avant l'arrivée des proscrits du Deux Décembre et Monsieur Fritz faisait déjà le tour des foires avec sa baraque à frites en inondant la presse quotidienne de publicités tapageuses.

Hypothèse de l'origine belge

La deuxième piste tombe donc à l'eau. Reste à examiner la troisième, probablement celle qui compte le plus de partisans dans notre pays. C'est Jo Gérard qui en fut l'instigateur et c'est Christian Souris qui, dans un article du Pourquoi Pas ? de 1985, la popularisa.11

Selon leur théorie, la pomme de terre frite fut inventée en Wallonie aux alentours de 1680. L'argumentation, a priori, pouvait séduire. Elle s'appuyait sur un manuscrit de 1781 rédigé par Joseph Gérard, un aïeul de Jo, et dans lequel nous lisons :

« Les habitants de Namur, Andenne et Dinant ont l'usage de pêcher dans la Meuse du menu fretin et de le frire pour en améliorer leur ordinaire, surtout chez les pauvres gens. Mais lorsque le gel saisit les cours d'eau et que la pêche y devient hasardeuse, les habitants découpent des pommes de terre en forme de petits poissons et les passent à la friture comme ceux-ci. Il me revient que cette pratique remonte déjà à plus de cent années. »12

Comme le manuscrit est daté de 1781, cela nous emmène aux alentours de 1680. La pomme de terre frite serait donc née au bord de la Meuse, dans le Namurois, à la fin du XVIIe siècle. Divulguée dans les colonnes du Pourquoi Pas ?, cette découverte sensationnelle fit grand effet. La preuve historique que la pomme de terre frite provenait de Belgique était faite et inaugurait la grande bataille de la paternité du bâtonnet doré entre notre pays et la France. Aujourd'hui encore, les innombrables blogs et sites internet consacrés à la pomme de terre frite13 reprennent l'interprétation de Jo Gérard sans le moindre esprit critique.

Et d'esprit critique, nous en avons besoin, à la lecture de ce texte. En effet, une analyse pertinente des quelques lignes sorties de la plume de Joseph Gérard nous convaincra qu'elles sont à manipuler avec précaution.

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Photo © Jim Sumkay, No Comment (Musée en plein air ULg)


 


8 Charles d'YDEWALLE, La cour et la ville (1934-1940), Bruxelles, Les Editions Libres, 1945
9 Journal de Liège, samedi 30 octobre 1852, p. 2, col. 4
10 Journal de Liège, samedi et dimanche 27 et 28 octobre 1849, p.2, col. 2
11 Christian Souris, La frite belge est mal partie, Pourquoi Pas ?, 30 janvier 1985, p. 19-24
12 N'ayant jamais pu retrouver le texte original, nous ne pouvons certifier l'exactitude du texte retranscrit dans le numéro du Pourquoi Pas ? susmentionné.
13 voir par exemple www.frites.be

La pomme de terre 

Pour fabriquer des pommes de terre frites, nous en conviendrons, il nous faut des pommes de terre. Or, l'excellent travail de Fernand Pirotte nous apprend que la pomme de terre ne fut introduite dans le Namurois qu'aux alentours de 1735.14 En outre, les chroniqueurs ont fait état d'un hiver particulièrement rigoureux entre 1739 et 1740. Surnommé le long hiver, ce dernier a figé la Meuse pendant plusieurs mois.15 Peut-être était-ce à cette occasion que les paysans démunis ont découpés les pommes de terre sous forme de menu fretin en souvenir de leurs fritures de poisson ? Pure hypothèse, bien sûr, mais qui a le mérite de s'appuyer sur des faits.

Bref, nous disposons d'une date plausible. Les paysans namurois ont probablement taillé leurs pommes de terre en forme de bâtonnets à partir de 1739, et non de 1680. Reste à déterminer si ces bâtonnets sont bien des pommes de terre frites.

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Photo © José Coulée

La graisse 

La pomme de terre frite, nous en conviendrons encore, se prépare dans un bain de graisse bouillante. Sur ce dernier point, la prudence est encore de mise. Les éléments contenus dans le texte de Joseph Gérard ne laissent planer aucun doute. Les personnages qu'il décrit proviennent d'un milieu modeste, d'un milieu de paysans. Or, au XVIIIe siècle, la graisse était un luxe pour les petites gens. Le beurre coûtait cher, la graisse animale était rare et les graisses végétales meilleures marché se consommaient avec parcimonie.16 C'est pourquoi les paysans mangeaient la graisse directement, sans la gaspiller, sur du pain ou dans un potage. Et c'est pourquoi la cuisson en friture était rarissime dans la paysannerie. Il était donc exceptionnel de trouver une poêle dans le matériel de cuisine d'un humble du XVIIIe siècle. Dans de telles conditions, il est absolument impensable qu'un paysan ait consacré de grandes quantités de graisse pour cuire des pommes de terre. Tout au plus les a-t-il rissolées à la poêle, comme le texte de Joseph Gérard nous le laisse supposer. Ce dernier n'évoque donc pas la pomme de terre frite, mais bien de simples pommes de terre rissolées. Ainsi, la troisième piste tombe également à l'eau.

Alors ? 

Mais alors, où le mariage entre la pomme de terre et la friture s'est-il déroulé ? La pomme de terre, au XVIIIe siècle, était méprisée et demeurait totalement absente du menu quotidien des classes plus aisées. La frite fut-elle l'œuvre d'un humble ? Nous venons de voir que c'est impossible, il ne disposait pas de suffisamment de graisse. Le bain d'huile, cuisson extrêmement chère, était l'apanage des classes supérieures. Alors, la frite fut créée dans la cuisine cossue d'un aristocrate ou d'un bourgeois ? Impossible encore. Aucune pomme de terre n'y a jamais posé sa robe. Ce mariage paraît donc impossible. Et pourtant, la frite est bien née quelque part...

À suivre..

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Photo © Jim Sumkay, No Comment (Musée en plein air ULg)
 
 
 

 

Pierre Leclercq
Mars 2009

 

 

 

 

 
 
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Pierre Leclercq est historien , diplômé de l'ULg. Ses recherches concernent toute l'histoire de la gastronomie.
 

Michel Antaki, de l'asbl D'une Certaine Gaieté, explique pourquoi il a lancé une pétition afin d'inscrire le boulet-frites à la Liégeoise au Patrimoine immatériel de l'humanité :

 




14 Fernand Pirotte, La pomme de terre en Wallonie au XVIIIe siècle, Collection d'études publiée par le Musée de la Vie Wallonne, Liège, Editions du Musée wallon, Cour des Mineurs, 1976, p. 39, 40
15 E. Vanderlinden, Chroniques des événements météorologiques en Belgique jusqu'en 1834, Académie Royale de Belgique, Classe sciences, Mémoires, deuxième série, t. VI, Bruxelles, Maurice Lamertin, 1924, p. 187, 188
16 Jean-Louis Flandrin et Massimo Montanari, Histoire de l'alimentation, Paris, Fayard, 1996, p. 588, 739


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