Ismène est l'un des grands textes de Yannis Ritsos, où, derrière le procès intenté à Antigone, se lisent les interrogations du poète lui-même sur le terrorisme et le culte de la personnalité, au sein des mouvements de gauche, dans la Grèce des années 1970.
Yannis Ritsos ne fut pas le dernier en Grèce à se servir de la méthode mythique, considérée comme l'utilisation du mythe à toutes sortes de fins, qu'il s'agisse pour le poète de contrôler, de camoufler ou de faire taire sa subjectivité derrière un masque de tragédie, en conviant le lecteur à participer à l'expression d'un sens plus général et/ou plus noble, ou qu'il s'agisse au contraire, via la fable, de se livrer à une transmission d'inconscient1 Dans le cas de Ritsos et d'autres poètes de son époque s'ajoute la nécessité de faire passer en douce, à travers le filet de la censure, un message plus ou moins subversif. Pour reprendre le vocabulaire balistique d'un spécialiste grec, Mihalis Pieris, « l'objectif de la caméra poétique se focalise sur le passé mythique utilisé comme ligne de mire pour viser le présent historique, en règle générale à partir d'un point de vue plus équivoque ou plus prismatique2.»
Sommé de réagir aux malheurs du temps, Ritsos semble avoir toujours cherché à éviter l'écueil du jdanovisme ou du réalisme dit socialiste, à préserver une difficile indépendance, tout en s'efforçant de garder l'église au milieu du village, comme en témoigne les aveux lestés d'ambigüité qu'il fait dans Le Chef d'œuvre sans queue ni tête3. Mais les rapports complexes, si l'on en juge par ses propres écrits, qu'il entretint avec la gauche communiste (longtemps dissimulée en Grèce sous le sigle de la gauche unifiée, EDA) sont loin, à l'heure actuelle, d'avoir été éclaircis par les chercheurs4. Du fait du manque de liberté dans les années qui ont suivi la sanglante guerre civile de 1946-49, nombreux sont les écrivains qui se sont accoutumés à parler allusivement, suivant en cela une voie tracée par le grand poète d'Alexandrie, Constantin Cavafy, lequel avait fait l'objet, en 1958, d'une lecture politique sous la plume du romancier Stratis Tsirkas5.
Ecrit à Athènes en septembre-décembre 1966, puis repris à Samos en décembre 1971 (selon les indications placées à la fin du poème), le monologue Ismène pose des problèmes d'interprétation à qui ne se contente pas d'y voir une variation sur un thème déjà traité auparavant par Ritsos, celui de la dame vieillissante qui s'adresse au crépuscule à un jeune homme venu lui rendre visite. A quoi renvoie l'évocation de la maison croulante, entourée d' »un fossé de silence » ? A la Grèce de l'époque sans aucun doute, mais aussi, peut-être, au Parti : il suffit de songer que le personnage qui parle, cette figure sensuelle, si attentive au corps, intente un procès à sa sœur Antigone, incarnation de la peur qui engendre le terrorisme (il n'y a pas de terroriste qui ne soit lui-même terrorisé) et incapable de ce fait d'un minimum de souplesse, de légèreté, d'oubli de soi, de métamorphose.
Procès du terrorisme, des « héroïsmes sans but », des gens obsédés par le jugement des autres, procès du pouvoir et de ses servitudes mentales, procès du culte de la personnalité : il y a bien des choses à lire dans Ismène. A condition d'être attentif à tout.
Michel Grodent
Mars 2009
Ancien rédacteur au journal "Le Soir" de Bruxelles, auquel il continue à collaborer pour des articles littéraires, Michel Grodent est également traducteur du grec moderne.
Photo : Marianne Pousseur interprète Ismène dans un spectacle conçu par Marianne Pousseur et Enrico Bagnoli, à la Basamine (Bruxelles) et à l'AINSI (Maastricht) © Michael Boermans
1 Sur les différents usages de la méthode, cf. en anglais l'ouvrage classique de Lillian Feder, Ancient Myth in Modern Poetry, Princeton University Press, 1971.
2 C'est l'occasion de signaler la récente publication des actes du colloque international consacré à Ritsos qui s'est tenu à Athènes en 2005 : Ο ποιητής και ο πολίτης Γιάννης Ρίτσος (Yannis Ritsos, le poète et le citoyen), Athènes, éditions Kédros et Musée Bénaki, 2008 (la plupart des contributions sont en langue grecque).
3 Gallimard, 1979, p. 31 : «... les camarades me faisaient part de leur inquiétude/ de ce que mes poèmes récents laissaient voir ça & là des tendances métaphysiques/& moi je répondais avec des poèmes encore plus métaphysiques & d'un réalisme encore plus fouillé/à peu près celui de Jdanov avec en plus les chats condamnés d'Akhmatova... ». 4 On trouvera deux ou trois observations pleines d'intérêt dans le livre d'Alexandra D. Ioannidou, Υπόθεση Γκράνιν: η λογοτεχνική κριτική στό εδώλιο (Affaire Granine : la critique littéraire sur la sellette), Athènes, éditions Kastaniotis, 2008 (en 1959, la Revue d'Art - Επιθεώρηση Τέχνης - avait publié en traduction une nouvelle de l'écrivain soviétique Daniel Granine qui avait gêné les cadres de l'EDA, parce qu'elle mettait à cause la science soviétique).
5 Je me permets de renvoyer à mon article, « Cavafy lu par Tsirkas. ‘The ugly head of Marx' », dans Alexandria ad Europam, Etudes alexandrines, 14, 2007, p.99 à 126.