Yannis Ritsos, le centenaire d'un poète entre deux mo(n)des

2009, centenaire de la naissance de Yannis Ritsos

Né en 1909, mort en 1990, le poète Yannis Ritsos est l'une des grandes figures de la littérature grecque au XXe siècle. Son itinéraire personnel et intellectuel s'inscrit entre engagement politique et réappropriation de la culture populaire. L'un de ses textes, Ismène, vient d'être présenté par Marianne Pousseur à Maastricht, dans le cadre de la saison du Théâtre de la Place.  
 
Chaque année a ses commémorations littéraires qui passent plus ou moins inaperçues selon le degré de popularité du sujet commémoré. En France, de grands noms jadis considérés comme tels échappent au devoir de mémoire institutionnalisé. Il en fut ainsi, en 2007, pour Roger Vailland (centenaire) et pour Nikos Kazantzakis (cinquantième anniversaire de sa mort). En sera-t-il de même pour Yannis Ritsos né en 1909 (un 1er mai selon le calendrier julien) et décédé en 1990 (un 11 novembre selon le calendrier grégorien) ?

Une œuvre majeure

Misère de la critique et misère des lecteurs qui ne s'intéressent à un pays étranger que s'il leur est loisible de s'apitoyer sur ses souffrances et qui s'en désintéressent sitôt qu'il rejoint la normalité ! On pourrait bien nous rejouer le même spectacle de l'indifférence avec Yannis Ritsos qui a pour lui son oeuvre passionnante, majeure dans l'histoire de la modernité poétique européenne, mais contre lui sa fidélité au parti communiste, bien que celle-ci s'accompagnât presque toujours d'une distance, voire d'une dissidence, clairement lisibles entre les lignes. De ce point de vue, il y a plus d'un parallèle à tracer entre son destin et celui d'Aragon qui ne manqua point de saluer publiquement l'immense talent de son confrère grec, son « sens du frisson » et son art de moduler le silence.

Esthétiquement et politiquement, Ritsos est un poète entre deux mondes et entre deux modes. Né dans la cité byzantine de Monemvassia, dans le Péloponnèse, là où la roche dialogue avec la mer, il hérite d'une tradition lyrique dont Costis Palamas, le Victor Hugo grec, occupe le sommet – Palamas qui écrira de lui, rendant hommage à son génie : « nous nous écartons, poète, pour que tu passes ».
giannis ritsos epitaphios
En 1936, il cultive avec bonheur le vers de quinze syllabes, l'équivalent pour le rayonnement de notre alexandrin, dans une composition appelée à un succès renouvelé lorsqu'elle sera mise en musique, dans les années cinquante, par un Mikis Theodorakis se servant pour l'occasion des rythmes du rébétiko. Prolongeant les lamentations rituelles, un genre pratiqué de l'Antiquité à nos jours, l'ensemble des pièces réunies sous le titre d'Epitaphios est né de la vision dans un journal d'une photographie représentant une mère qui pleure sur le cadavre de son fils abattu par les gendarmes au cours d'une manifestation à Thessalonique.

Poésie née de la circonstance, Epitaphios n'a pourtant rien, au sens péjoratif, d'une poésie « de circonstance ». Comme Séféris, Ritsos a prouvé qu'il avait le pouvoir d'atteindre l'universel dans toutes les formes qu'il investissait, de la plus traditionnelle à la plus novatrice. Aussi difficilement transposable en français que les Dix-huit petites chansons pour la patrie amère (écrites celles-là directement pour Theodorakis à l'époque où la Grèce vivait « plâtrée » sous la dictature militaire), Epitaphios fut emblématique d'une certaine Grécité militante renouant spontanément, pour exprimer sa révolte, avec les canons de l'art populaire.

De l'œuvre très abondante de Ritsos, toujours prêt de son propre aveu à se saouler de mots, à les ramasser partout et à leur faire subir tous les traitements (cf. Le Chef d'oeuvre sans queue ni tête, justement comparé par son traducteur, Dominique Grandmont, au Huit et demi de Fellini), la France intellectuelle aura sans doute retenu davantage les grands monologues théâtraux où le poète, revêtant une grande variété de masques, mythologiques notamment, entremêle ses souvenirs personnels avec les allusions  à l'histoire de son pays et de son parti. Ainsi, la célèbre Sonate au clair de lune qui date de 1956 met en scène une femme âgée s'adressant à un jeune homme, dans une ancienne demeure qui « s'obstine à vivre avec ses morts » : pour être bien compris, le poème appelle une lecture biographique autant qu'un déchiffrement politique.

Il en va de même des courts Témoignages, autre point fort d'une création qui vise cette fois à faire saisir le « côté vague, complexe, inconcevable, inexplicable et innocent de la vie » et se décline alors en tableautins subtils où les objets sont là comme autant d' « intermédiaires» bienveillants ».

Michel Grodent
Mars 2009

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Ancien rédacteur au journal Le Soir de Bruxelles, auquel il continue à collaborer pour des articles littéraires, Michel Grodent est également traducteur du grec moderne.
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