Culture, le magazine culturel en ligne de l'Universit� de Li�ge


La traduction dans l'Antiquité

10 February 2009
La traduction dans l'Antiquité

Si les Grecs n'ont jamais jugé utile d'importer des œuvres littéraires étrangères, les Romains, au contraire, ont eu fréquemment recours à la traduction. A Rome, certains auteurs traducteurs, comme Catulle, se sont montrés de fervents défenseurs de la fidélité à l'original. Mais la plupart des Latins ont préféré une certaine liberté dans leur travail, réalisant ainsi des œuvres artistiques adaptées à leur culture.

Narcissisme grec

À la fin du Ve s., lorsque les textes littéraires passent du domaine oral à la forme écrite, les Grecs disposent d'un patrimoine littéraire d’une richesse considérable qui ne demande pas à être enrichi par des œuvres étrangères traduites. Les cultures étrangères ne les intéressent généralement pas : « Ils n’admirent que leurs propres réalisations », dit Tacite (Ann., II, 88). Les Grecs restent donc monoglottes pendant toute leur histoire.

Les Romains, inventeurs de la traduction littéraire

Il en va bien autrement du côté de Rome. À l’époque des guerres puniques, les Romains s’ouvrent à la culture grecque. La traduction représente le versant littéraire de leur étonnante capacité d’assimilation, bien observée par l’historien Polybe (VI, 25, 11).

En raison de leurs contacts avec de nombreuses autres cultures, les Romains ont pratiqué la traduction orale (interpretari). Les interprètes étaient nombreux à Rome et dans les provinces. Cicéron dit qu’il y a toujours quelqu’un qui demande un interprète au Sénat. Les Romains ont aussi connu la traduction de textes techniques, représentée par le traité d’agriculture du carthaginois Magon, traduit du punique durant la seconde moitié du IIe s. sur l’ordre du Sénat. Mais leur spécificité est d’avoir été les «inventeurs» de la traduction littéraire ou artistique (uertere), inconnue des Grecs.

En effet, lorsqu’ils traduisent une œuvre littéraire, les Latins ne se l’approprient pas telle quelle, mais s’efforcent de l’adapter à leur mentalité. Telle est l’attitude des premiers poètes de Rome originaires d’un milieu grec ou de culture grecque.

Il ne faut pas se méprendre sur le sens du mot «traduire» chez les Romains. Les latins pratiquent la traduction littéraire, qui a pour but non seulement de rendre l’équivalence sémantique (comme la traduction de textes techniques), mais aussi d’être attentif aux aspects stylistiques du message.

Entre traduction et adaptation

Pour les Latins, la traduction, le uertere, est moins un acte de médiation entre un émetteur et un destinataire parlant une autre langue qu’une œuvre de création, dans un contexte bilingue, qui peut revendiquer une autonomie par rapport à l’original. Le début de l’Odissea de Livius Andronicus, qui inaugure la littérature latine comme poète-traducteur, donne une belle illustration de cette façon d’envisager la traduction :

Od. 1 :
texte Homère
« c’est l’homme aux mille tours, Muse, qu’il me faut dire, celui qui tant… » (trad. V. Bérard).

Livius Andronicus, Od. Fr. 1 Morel :
Virum mihi, Camena, insece uorsutum 
«raconte-moi, Camène, l’homme aux mille tours ».

On peut comparer cette traduction avec celle d’Horace, Art poétique, 141-142 :
Dic, mihi, Musa, uirum, capta post tempora Troiae/qui […]
«dis-moi, Muse, l’homme qui, après la prise de Troie…» (trad. F. Villeneuve).

Nous voyons que Livius Andronicus et Horace jouent sur les sons, un aspect qui est absent dans le vers original : uirum… uorutum, Musa… capta … tempora. Le premier respecte bien l’ordre des mots, mais ne rend pas littéralement le verbe. Il utilise la forme archaïque inseco (insequo) «dire, raconter». Mais l’écart le plus clair par rapport à l’original est certainement le mot Camena plutôt que Musa. Camena (surtout au pluriel) est un mot spécifiquement latin pour désigner les nymphes aux chants prophétiques, plus tard identifiées avec les Muses. Livius Andronicus a donc préféré un mot spécifiquement latin, tandis qu’Horace, plus fidèle à l’original, translittère simplement.

 

Traducteurs romains

De nombreuses variantes du uertere trouveront place dans de la littérature latine fortement influencée par sa «grande sœur» de Grèce. La matière est tellement abondante qu’il est impossible d’en suivre tous les développements à travers toute la latinité. Les comiques romains suivirent cette voie, même si le jugement est rendu difficile à cause de la perte de beaucoup de modèles grecs. La découverte d’un fragment de la pièce de Ménandre, Dis exapaton («celui qui trompe deux fois»), qui servit de modèle aux Bacchides de Plaute, a confirmé l’idée que l’on s’était faite du travail de Plaute, qui adapte librement son prédécesseur grec. On peut dire la même chose d’Ennius et d’Accius, l’un et l’autre «traducteurs» d’Euripide.

buste de Cicéron

Lorsque Cicéron traduisit, dans sa jeunesse, les Phénomènes d’Aratos de Soles (IIIe s. av. J.-C.), il s’ingénie à rendre les vers secs de l’original de façon plus «colorée» en sacrifiant souvent les aspects scientifiques et la terminologie technique.

 

 

Cicéron a traduit et publié plusieurs dialogues de Platon, l'Economique de Xénophon, les Phénomènes et les Prognostics d'Aratos. Des parties de ces traductions ont été conservées et on en retrouve des citations chez des grammairiens du IVe siècle.

 

 

 

 

Cette façon très libre de traduire suscita une réaction au nom d’une nouvelle poétique. Elle vint de Catulle. Le poète de Vérone se montre plus fidèle au modèle, comme le prouve le poème 66, traduit de la Chevelure de Bérénice de Callimaque (vers 300-240), que nous connaissons grâce à des fragments papyrologiques.

Papyrus Callimaque 

manuscrit catulle

 

 

 

 

L’illustration de gauche représente un papyrus de Callimaque (PSI IX 1092) datant du Ier s. av. J.-C. Il provient d’Oxyrhynchus en Égypte et contient les vers 44-64 de la Chevelure de Bérénice de Callimaque. Il est conservé aujourd’hui à la Biblioteca Medicea Laurenziana de Florence. Photo du Centre de Documentation de Papyrologie Littéraire de l'ULg.

 

L’illustration ci-dessus montre une page d’un manuscrit de Catulle, le Codex Parisinus lat. 14137 écrit à Vérone ou près de Vérone en 1375. Il a appartenu à l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés et est conservé aujourd’hui à la Bibliothèque Nationale de Paris. Il s’agit du poème 66 de Catulle, qui est une traduction très fidèle de Callimaque. N. Marinone a publié une édition où il a juxtaposé, quand c’est possible, le texte de Callimaque et la traduction de Catulle (voir ci-dessous).

La traduction suit scrupuleusement les vers originaux, sans omissions ou ajouts, à tel point que l’on a pu publier une édition où les vers de Catulle sont suivis du vers orignal, là où le rapprochement est possible.

bilingue grec-latin

 

Voici une traduction de ces vers selon la version de Catulle (v. 45-50) :

« Elle a été abattue aussi, cette montagne, la plus haute que franchisse sur terre le fils resplendissant de Thia, lorsque les Mèdes créèrent une mer nouvelle et qu’une jeunesse barbare navigua au travers de l’Athos. Que feront des cheveux, quand le fer a raison de tels obstacles ? O Jupiter, maudits soient toute la race des Chalybes et celui qui le premier s’obstina à chercher les filons cachés sous le sol, et à forger le fer résistant ! » (trad. G. Lafaye).

 

 

 

 

 

Les premières traductions en prose sont l’œuvre de Cicéron : nous avons une bonne partie de la traduction qu’il réalisa du Timée de Platon. Cicéron cherche un équilibre entre l’exigence d’interpréter correctement et clairement la pensée difficile du philosophe d’Athènes et la fidélité à l’idéal de la latinitas.

Si l’époque augustéenne n’a pas laissé de grands traducteurs, nous trouvons, sous Tibère, deux figures intéressantes : Phèdre, qui traduit les fables d’Ésope, et Germanicus, fils adoptif de Tibère, qui actualise à la fois Aratos et la traduction qu’avait réalisée Cicéron. Sénèque fut aussi traducteur. Comme ses prédécesseurs, il accorde la primauté au fond au détriment de la forme (Lettres, 9, 20 : «faisons en sorte de nous plier non à la lettre, mais à la pensée des textes» [trad. H. Noblot]).

On peut confronter, pour un même passage du Timée de Platon (29 d-e), la traduction de Cicéron (Tim., 9) et celle de Sénèque (Lettres, 65, 10). On constate que ni l’une ni l’autre ne rend scrupuleusement la pensée de l’original. Plus tard, un autre traducteur du Timée, le philosophe néoplatonicien Calchidius (IVe-Ve s.), pourtant plus enclin à la traduction technique qu’à la version littéraire, ne rendra pas non plus la pensée de Platon à la lettre.

Au IIe s., Apulée de Madaure, l’auteur du célèbre roman intitulé les Métamorphoses, a lui aussi sa place dans l’histoire du uertere latin. Il réalisa une traduction du De mundo, mettant ainsi en latin le traité pseudoaristotélicien Peri Kosmou. Ce texte ne contient qu’une dizaine de phrases traduites littéralement. Pour le reste, les variations ont allongé l’original de plus de la moitié.

À la fin de l’Antiquité, sous la pression du christianisme, l’intérêt des traducteurs se déplace toujours plus de la sphère littéraire vers le domaine religieux et technique. Ainsi Boèce (né vers 480), à la frontière avec le Moyen Âge, concevra-t-il le projet, qu’il ne pourra réaliser qu’en partie, de traduire et de commenter toutes les œuvres de Platon et d’Aristote.

La traduction dans l’Antiquité fut donc une belle aventure vécue par de nombreux auteurs dont on oublie trop souvent ce pan de leur activité.

Bruno Rochette
Mars 2009

icone crayon

Bruno Rochette enseigne les langues et littératures classiques à l’ULg. Ses recherches portent principalement sur le bilinguisme gréco-latin. Il s’intéresse aussi à la traduction du grec en latin et du latin en grec.   


� Universit� de Li�ge - https://culture.uliege.be - 29 March 2024