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Les poèmes d'Ovide en exil

04 February 2009
Les poèmes d'Ovide en exil

Un poète latin aujourd’hui

Les poètes latins sont-ils à la mode ? Ont-ils toujours quelque chose à nous dire ? Les Odes d’Horace ont paru retraduites en 2004, chez Gallimard. Aujourd’hui, ce sont les éditions P.O.L qui publient les Tristes et les Pontiques d’Ovide, dans une toute nouvelle traduction de la romancière Marie Darrieussecq. 

Tristes Pontiques

Ovide est le dernier d’une Pléiade majeure, celle des cinq poètes latins de l’Âge d’Auguste : né en 43 av. J.-C., il est de 20 ou 30 ans le cadet de Virgile et d’Horace, d’environ 10 ans celui de Tibulle et Properce. Comme ces deux derniers, il a surtout pratiqué l’élégie, héritée des Grecs comme l’épopée ou l’ode lyrique, et fondée sur une forme précise, le distique élégiaque, qui fait alterner un vers long, l’hexamètre dactylique, et un plus court, le pentamètre.

L’élégie a pour thème traditionnel la plainte et, dans la poésie latine, l’expression de l’amour et l’adresse à l’aimée. Ovide n’a pas failli à cet usage, mais son inventivité, sa biographie et sa position de benjamin d’une génération l’ont amené à développer une œuvre variée, marquée par l’innovation et la singularité. C’est un poète qui fait évoluer les genres. Si, comme ses aînés, il commence par l’élégie amoureuse (Les Amours), il crée rapidement un nouveau sous-genre à l’intérieur de celle-ci en imaginant les lettres que les héroïnes de la mythologie grecque auraient pu écrire à leurs amants (Les Héroïdes) ; amour et plainte, plaintes d’amour, pure fiction (il fait parler des personnages fictifs féminins !) : Ovide respecte le code tout en innovant. Invention à nouveau : il applique la forme élégiaque au didactisme libertin, dans L’Art d’aimer, le célèbre traité de séduction qui, avec Les Métamorphoses, suffit à la postérité du poète.

Ces Métamorphoses, écrites dans le mètre de l’épopée (l’hexamètre), développent en 12 000 vers de nombreuses fables de la mythologie grecque, en autant de mini-épopées (epullia) cousues entre elles. À travers elles, il fut avec Virgile le poète latin le plus connu et le plus exploité au Moyen Âge et à la Renaissance ; elles ont nourri l’art et la littérature moderne, depuis la Renaissance jusqu’au xxe siècle.

La fin de sa vie est tragique et romanesque (elle inspirera plusieurs romans au  xxe siècle) : poète de cour, proche du pouvoir, il a déplu à Auguste pour avoir commis une « faute », qui restera secrète et fera couler beaucoup d’encre. On s’accorde à supposer, d’après les allusions d’Ovide lui-même, qu’il a vu quelque chose qu’il n’aurait pas dû, d’ordre scandaleux. En 8 apr. J.-C., avec pour prétexte officiel l’immoralité de L’Art d’aimer (qui aurait perverti les mœurs romaines), l’Empereur l’exile au bout du monde, sur les rives de la Mer Noire, chez les Barbares, là où personne ne parle latin ni grec, dans un paysage de marais désertiques. Un exil brutal en dehors de la civilisation, du raffinement, de la littérature, des mondanités, de tout ce qui faisait la vie d’Ovide.

Le lyrisme de l’exil

Ovide exilé écrit : c’est sa seule ressource ; ce poète qui s’identifie totalement au vers et à l’écriture poétique — avec orgueil, il a dit de lui-même que tout ce qui sortait de sa plume était vers — ne dispose que de ce moyen pour survivre. Il recourt à la poésie, tout à la fois consolatrice et utilitaire, pour exprimer les périls du voyage, l’insécurité, l’isolement linguistique, la séparation de son épouse, de sa fille et de ses amis — le deuil de toutes choses. Les lettres-poèmes qu’il adresse à ses proches, parents ou amis, mêlent descriptions, plaintes, démonstrations d’affection, mais aussi requêtes, suppliques, reproches. L’enjeu est pour lui d’amener quelqu’un d’assez solidaire et influent à obtenir d’Auguste un adoucissement de sa peine, un exil plus proche de Rome et moins… barbare. Il n’y parviendra pas.

buste d'Ovide

Le personnage fascine, mais il peut agacer par son assurance, sa prétention, son succès aussi. Il peut irriter les modernes que nous sommes par son statut de poète de cour, sa flagornerie dénuée de tout scrupule — mais c’est un Romain, et d’être poète sous une autocratie naissante pouvait avoir pour rançon l’inféodation au pouvoir. L’impudeur de ses plaintes dérange aussi (« une chochotte », dit Marie Darrieussecq).

Mais, somme toute, ces aspects déplaisants l’humanisent tout autant que ce qui nous touche directement dans son épreuve. Il y va également de la pratique même de la poésie : contraint par cette expérience, l’héritier d’un genre codifié fait de son instrument un usage… vital — écrire lui permet de survivre dans sa thébaïde, mais aussi dans l’attention de ses proches ou moins proches, et dans l’avenir — ; un usage qui, maintenu dans les limites du code, transcende néanmoins le lyrisme de l’époque. C’est cette tension entre l’expérience brute et les conventions poétiques dans lesquelles il se maintient néanmoins, qui donne aux lettres d’Ovide, sinon une totale modernité, du moins une permanence pour nous.

Une œuvre apte à nous parler autant appelle une traduction idoine. Marie Darrieussecq, qui n’est ni poète ni traductrice, s’en est lancé le défi.

Traduire c’est choisir

Elle prend clairement parti dans le choix qui oppose traduction fidèle et infidèle : en ne cherchant pas à tout prix le rendu de chaque mot, chaque nuance, chaque lien logique, chaque détail, elle opte pour une traduction bien plus « littéraire » que « littérale », mais d’une façon à la fois novatrice, passionnante et convaincante.

Sa démarche se fonde avant tout sur une simplification bien mesurée. Il lui arrive fréquemment d’élaguer une phrase ou une expression, de supprimer quelques mots, des références culturelles, de trop grandes précisions ; la phrase latine, qui est souvent longue et complexe, est comme mise à plat, décomposée, adaptée à la langue française, mais aussi au langage poétique actuel. Souvent les liens logiques et syntaxiques du texte latin sont dissous et, grâce à la parataxe, restent suggérés, non explicites. La langue de Darrieussecq est plus simple et limpide que la syntaxe originale. Un exemple, comparé à la traduction littérale et philologique de Jacques André aux Belles Lettres (Tristes, 5,7) :

Scilicet, ut semper, quid agam, carissime, quaeris,
            Quamuis hoc uel me scire tacente potes :
Sum miser — haec breuis est nostrorum summa malorum —
            Quisquis et offenso Caesare uiuit, erit.

[J.A.] « Tu me demandes, en vérité, comme toujours, ami très cher, ce que je deviens, bien que tu puisses le savoir même quand je me tais : je suis malheureux – ce mot résume toutes mes misères – et tout homme qui vit après avoir offensé César le sera. »

[M.D.]

comme toujours tu me demandes des nouvelles
mon cher ami
je suis malheureux
c’est tout

tout homme qui a déplu à César le sera

Tout l’art de la traductrice-romancière est dans ce « c’est tout » et dans cette économie des moyens. Sous ce traitement, le texte gagne en clarté, mais surtout en intensité, ce qu’il « perd » en densité ou en complexité.

Vers et rythme

Cet effet général de la traduction de Marie Darrieussecq est notamment et même fortement lié au travail formel auquel elle se livre : elle qui est romancière ne traduit pas le vers latin par de la prose, mais elle donne à son vers français une totale autonomie, en évitant la facilité d’un vers libre standard qui transposerait le latin vers à vers. D’autre part, elle use d’une double version du vers français : un alexandrin bien frappé, simple et solide, qui donne à son propre texte un rythme de fond, et de fréquents vers libres plus courts, qui s’entremêlent à l’alexandrin, et où la parataxe, l’éclatement de la syntaxe latine originale se voient privilégiés.

Un exemple pris au hasard, entre mille, d’un réel talent poétique au sens le plus technique, que l’on pourrait situer dans la lignée de Racine et Baudelaire : encore ce Nason / qui était autrefois un de tes bons amis / lis ceci je t’en prie Maxime // ne compte pas te régaler de mes trouvailles / car je suis en exil et mon génie aussi // mon corps pourrit sur pied à rester dans ce trou / l’eau qui ne coule pas croupit dans les marais / faute d’être exercée la poésie me quitte // […] mais tu vois je m’obstine / et j’aligne ces vers / ils coulent aussi péniblement que mon destin (Pontiques, V). Il n’est pas sans importance que le dernier vers cité ne soit pas un alexandrin…

Le rythme du distique élégiaque est souvent évoqué par Ovide lui-même comme boiteux, marchant sur deux jambes dont l’une est plus courte que l’autre. Mais plus précisément, au niveau des vers, chacun n’a pas le même rythme interne, le second (le pentamètre) étant souvent beaucoup plus symétrique, charpenté et clos sur lui-même que l’hexamètre. La phrase (ou la proposition), quant à elle, concorde fréquemment et presque automatiquement avec la clôture du distique, ce qui fait de celui-ci l’unité supérieure et dominante de la forme de l’expression poétique du texte latin.Dès lors qu’elle ne traduit pas vers à vers, qu’elle redistribue le matériau linguistique en vers français et qu’elle simplifie souvent la syntaxe, la traductrice fait totalement éclater la structure même du distique : il ne reste plus aucune trace du vers latin dans sa propre versification. Si elle ne traduit ni mot à mot, ni vers à vers, la réussite de la transposition se joue dès lors à deux niveaux opposés : le plus localement, d’abord, comme on l’a vu, mais aussi au niveau le plus élevé, à savoir d’une langue poétique à une autre, hétérogène ; en mêlant alexandrins et vers courts, en soutenant et brisant tout à la fois son propre rythme, elle réintroduit dans la langue poétique française le boitement du distique à un niveau purement formel et général, non local ni systématique.

Une émotion moderne

La langue dépouillée de Marie Darrieussecq rejoint directement le sens, l’émotion, l’expérience du poète ; pour les transcrire dans le rythme même du texte, elle supprime ou atténue le pathos au maximum, tout comme, dans une large mesure, la virtuosité naturelle et souvent gratuite du poète.

En allégeant si heureusement la lourdeur relative du style, qui est quasi inévitable dans toute traduction littérale d’un texte latin, elle laisse toute la place à une autre « lourdeur » : la charge émotionnelle, celle des sentiments éprouvés et exprimés.

Et l’on se dit que l’expérience et la sensibilité d’une romancière étaient peut-être mieux à même de parvenir à ce résultat-là que celles d’un pur poète. Dans un témoignage paru dans Le Magazine littéraire (janvier 2009), elle explique qu’il lui fallait « un temps de repos » après avoir écrit son dernier roman Tom est mort, le récit d’une mère en deuil de son enfant. Traduire les Tristes et les Pontiques, parce que c’est cette histoire-là, cette souffrance-là, cette romancière-là.

En somme, par un traitement fortement ciblé sur la langue d’accueil, en délatinisant partiellement le texte latin, mais sans en trahir l’esprit, Marie Darrieussecq découvre en Ovide un poète latin véritablement lyrique, enrichi de toute la tradition qui lui a succédé, qui procède en grande partie de lui (depuis Dante et Pétrarque), mais qui a amplement redéfini, par rapport à l’Antiquité, le rapport de l’homme au langage et du texte à l’expérience. D’une certaine manière, grâce à sa traductrice, Ovide rattrape sa descendance lyrique : ce sont cinq siècles de tradition moderne, depuis la Renaissance, qui permettent à la romancière de nous rendre aujourd’hui un Ovide peut-être plus actuel qu’aucun autre poète latin, hormis l’incandescent Catulle.

La langue poétique de Marie Darrieussecq, dans son mélange d’équilibre et de tension, de fidélité au texte et de sobriété, prend sa place dans la poésie française contemporaine ; notamment, elle tire sensiblement la plainte d’Ovide vers les acquis bien assimilés d’une poésie « littéraliste » qui s’est développée en France dans les années 70 et 80, poésie sobre, souvent froide, ennemie de la métaphore et du lyrisme, en quête d’une « langue à plat », et située sous l’influence des objectivistes américains (ses formes récents sont souvent publiés chez P.O.L, l’éditeur de MD). Certes, le matériau de départ, le texte latin ne permettait un recours appuyé à cette poétique-là, non plus que la sensibilité de la traductrice, mais la parenté se signale au fil de la lecture.

Sans songer à révolutionner l’écriture poétique ni prendre des postures affichées de poète, cette traduction s’inscrit donc dans l’histoire de la forme-poésie, dont elle synthétise bien des évolutions et des conquêtes, y compris très récentes. 

Gérald Purnelle
Mars 2009

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Gérald Purnelle est docteur en Philosophie et lettres, philologue classique de formation. Ses recherches actuelles à l'ULg ont pour principal objet la métrique, l'histoire des formes poétiques et la poésie française des XIXe et XXe siècles.

Marie Darrieussecq - Photo Bamberger

Marie Darrieussecq © Hélène Bamberger/P.O.L


 

Ovide, Tristes Pontiques, traduit du latin par Marie Darrieussecq, P.O.L, 2008, 432 pages.

Sur Tristes Pontiques : http://www.pol-editeur.fr/catalogue/fichelivre.asp?Clef=6230
Sur Marie Darrieussecq : http://www.pol-editeur.fr/catalogue/ficheauteur.asp?num=54
Sur Tom est mort : http://www.pol-editeur.fr/catalogue/fichelivre.asp?Clef=6140
Sur le littéralisme : http://www.maulpoix.net/decanter.html


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