Les poèmes d'Ovide en exil

Une émotion moderne

La langue dépouillée de Marie Darrieussecq rejoint directement le sens, l’émotion, l’expérience du poète ; pour les transcrire dans le rythme même du texte, elle supprime ou atténue le pathos au maximum, tout comme, dans une large mesure, la virtuosité naturelle et souvent gratuite du poète.

En allégeant si heureusement la lourdeur relative du style, qui est quasi inévitable dans toute traduction littérale d’un texte latin, elle laisse toute la place à une autre « lourdeur » : la charge émotionnelle, celle des sentiments éprouvés et exprimés.

Et l’on se dit que l’expérience et la sensibilité d’une romancière étaient peut-être mieux à même de parvenir à ce résultat-là que celles d’un pur poète. Dans un témoignage paru dans Le Magazine littéraire (janvier 2009), elle explique qu’il lui fallait « un temps de repos » après avoir écrit son dernier roman Tom est mort, le récit d’une mère en deuil de son enfant. Traduire les Tristes et les Pontiques, parce que c’est cette histoire-là, cette souffrance-là, cette romancière-là.

En somme, par un traitement fortement ciblé sur la langue d’accueil, en délatinisant partiellement le texte latin, mais sans en trahir l’esprit, Marie Darrieussecq découvre en Ovide un poète latin véritablement lyrique, enrichi de toute la tradition qui lui a succédé, qui procède en grande partie de lui (depuis Dante et Pétrarque), mais qui a amplement redéfini, par rapport à l’Antiquité, le rapport de l’homme au langage et du texte à l’expérience. D’une certaine manière, grâce à sa traductrice, Ovide rattrape sa descendance lyrique : ce sont cinq siècles de tradition moderne, depuis la Renaissance, qui permettent à la romancière de nous rendre aujourd’hui un Ovide peut-être plus actuel qu’aucun autre poète latin, hormis l’incandescent Catulle.

La langue poétique de Marie Darrieussecq, dans son mélange d’équilibre et de tension, de fidélité au texte et de sobriété, prend sa place dans la poésie française contemporaine ; notamment, elle tire sensiblement la plainte d’Ovide vers les acquis bien assimilés d’une poésie « littéraliste » qui s’est développée en France dans les années 70 et 80, poésie sobre, souvent froide, ennemie de la métaphore et du lyrisme, en quête d’une « langue à plat », et située sous l’influence des objectivistes américains (ses formes récents sont souvent publiés chez P.O.L, l’éditeur de MD). Certes, le matériau de départ, le texte latin ne permettait un recours appuyé à cette poétique-là, non plus que la sensibilité de la traductrice, mais la parenté se signale au fil de la lecture.

Sans songer à révolutionner l’écriture poétique ni prendre des postures affichées de poète, cette traduction s’inscrit donc dans l’histoire de la forme-poésie, dont elle synthétise bien des évolutions et des conquêtes, y compris très récentes. 

Gérald Purnelle
Mars 2009

icone crayon

Gérald Purnelle est docteur en Philosophie et lettres, philologue classique de formation. Ses recherches actuelles à l'ULg ont pour principal objet la métrique, l'histoire des formes poétiques et la poésie française des XIXe et XXe siècles.

Marie Darrieussecq - Photo Bamberger

Marie Darrieussecq © Hélène Bamberger/P.O.L


 

Ovide, Tristes Pontiques, traduit du latin par Marie Darrieussecq, P.O.L, 2008, 432 pages.

Sur Tristes Pontiques : http://www.pol-editeur.fr/catalogue/fichelivre.asp?Clef=6230
Sur Marie Darrieussecq : http://www.pol-editeur.fr/catalogue/ficheauteur.asp?num=54
Sur Tom est mort : http://www.pol-editeur.fr/catalogue/fichelivre.asp?Clef=6140
Sur le littéralisme : http://www.maulpoix.net/decanter.html

Page : previous 1 2 3 4 5