Les poèmes d'Ovide en exil

Vers et rythme

Cet effet général de la traduction de Marie Darrieussecq est notamment et même fortement lié au travail formel auquel elle se livre : elle qui est romancière ne traduit pas le vers latin par de la prose, mais elle donne à son vers français une totale autonomie, en évitant la facilité d’un vers libre standard qui transposerait le latin vers à vers. D’autre part, elle use d’une double version du vers français : un alexandrin bien frappé, simple et solide, qui donne à son propre texte un rythme de fond, et de fréquents vers libres plus courts, qui s’entremêlent à l’alexandrin, et où la parataxe, l’éclatement de la syntaxe latine originale se voient privilégiés.

Un exemple pris au hasard, entre mille, d’un réel talent poétique au sens le plus technique, que l’on pourrait situer dans la lignée de Racine et Baudelaire : encore ce Nason / qui était autrefois un de tes bons amis / lis ceci je t’en prie Maxime // ne compte pas te régaler de mes trouvailles / car je suis en exil et mon génie aussi // mon corps pourrit sur pied à rester dans ce trou / l’eau qui ne coule pas croupit dans les marais / faute d’être exercée la poésie me quitte // […] mais tu vois je m’obstine / et j’aligne ces vers / ils coulent aussi péniblement que mon destin (Pontiques, V). Il n’est pas sans importance que le dernier vers cité ne soit pas un alexandrin…

Le rythme du distique élégiaque est souvent évoqué par Ovide lui-même comme boiteux, marchant sur deux jambes dont l’une est plus courte que l’autre. Mais plus précisément, au niveau des vers, chacun n’a pas le même rythme interne, le second (le pentamètre) étant souvent beaucoup plus symétrique, charpenté et clos sur lui-même que l’hexamètre. La phrase (ou la proposition), quant à elle, concorde fréquemment et presque automatiquement avec la clôture du distique, ce qui fait de celui-ci l’unité supérieure et dominante de la forme de l’expression poétique du texte latin.Dès lors qu’elle ne traduit pas vers à vers, qu’elle redistribue le matériau linguistique en vers français et qu’elle simplifie souvent la syntaxe, la traductrice fait totalement éclater la structure même du distique : il ne reste plus aucune trace du vers latin dans sa propre versification. Si elle ne traduit ni mot à mot, ni vers à vers, la réussite de la transposition se joue dès lors à deux niveaux opposés : le plus localement, d’abord, comme on l’a vu, mais aussi au niveau le plus élevé, à savoir d’une langue poétique à une autre, hétérogène ; en mêlant alexandrins et vers courts, en soutenant et brisant tout à la fois son propre rythme, elle réintroduit dans la langue poétique française le boitement du distique à un niveau purement formel et général, non local ni systématique.

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